Poupées roses pour les filles, camions bleus pour les garçons… Les adultes manquent-ils tellement d’imagination pour les enfants ? À l’approche des fêtes de Noël, il suffit de feuilleter les catalogues et de parcourir les rayons des magasins pour constater que les stéréotypes de genre associés aux jouets ont la vie dure. Auriane Dumesnil, directrice de Pépite Sexiste, et Manuela Spinelli, cofondatrice de Parents & féministes ont accepté de se livrer au jeu des questions/réponses.

Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ?

Auriane : Je suis la cofondatrice et la directrice de Pépite Sexiste. D’abord créée sur les réseaux (Twitter) en 2018, c’est désormais une association parisienne spécialisée dans les stéréotypes sexistes diffusés par la pub et le marketing principalement. Elle a notamment dénoncé la taxe rose, une technique marketing qui consiste à augmenter légèrement le prix d’un même produit lorsqu’il est destiné aux filles ou aux femmes. En parallèle, nous proposons des formations, des ateliers et, de plus en plus, des contenus de sensibilisation sur ces sujets. 

Manuela : Je suis maîtresse de conférence à l’Université Rennes 2 mais aussi cofondatrice de l’association Parents & Féministes, née à Rennes en 2019 (15 à 20 membres actif·ves). Elle œuvre pour une parentalité égalitaire et une enfance sans sexisme. Ses missions : rompre l’isolement des mères en post-partum (groupes de parole, ciné-bébés), animer un plaidoyer sur l’allongement des congés parentaux et dénoncer l’éducation sexiste.  

Des jouets, autrefois indifférenciés, ont acquis progressivement un genre. Comment l’expliquez-vous ?

Auriane : Nous avons assisté à l’arrivée du marketing genré dans les années 70. L’un des objectifs de cette segmentation par le genre est avant tout de vendre plus. Par exemple, si vous avez pris un vélo bleu pour votre fils, il faudra ensuite acheter le même vélo en rose pour votre fille.

Manuela : Les années 80 ont été une période charnière où la société de consommation s’est élargie. C’est aussi un moment où on a ce qu’on appelle backlash ou retour de bâton. Après les avancées féministes des années 70, on a une société qui freine et qui met en place aussi un système un peu plus conservateur. Et le marketing s’est engouffré dans la brèche. De plus, dans les années 1980, des études ont été publiées selon lesquelles le cerveau des filles était poussé de façon innée vers le rose.

En 2019, plusieurs enseignes en France ont signé une charte pour s’engager à faire la chasse aux clichés genrés, à promouvoir la mixité des jouets et casser les stéréotypes. Cinq ans après, où en est-on ?

Auriane : Cette charte, qui est soumise au bon vouloir des distributeurs et des fabricants, a permis quelques avancées. Dans les catalogues de jouets, par exemple, il y a moins de pages dédiées aux filles ou aux garçons. Mais il y a encore des progrès à faire car la ségrégation fille-garçon reste de mise avec des pages bleues et roses et que le packaging met encore en avant des stéréotypes de genre.

Manuela : En dépit des progrès sociaux et culturels, les avancées restent timides. J’ai le sentiment que les choses ne bougent pas beaucoup. Dans le meilleur des cas, les mots « fille » et « garçon » disparaissent mais les espaces restent facilement identifiables. Ceci dit, il est aussi vrai qu’il y a de plus en plus de parents qui proposent à leurs enfants des jouets très variés.

Pourquoi, aujourd’hui encore, les jeux et les jouets continuent d’enfermer les filles et les garçons dans des rôles bien définis ?

Manuela : Si le marketing genré poursuit une stratégie commerciale, il est aussi là pour rassurer certaines personnes qui ont une vision binaire du rose et du bleu. 

Auriane : Le marketing genré est ancré dans les habitudes. Même si un parent veut élever de la même manière sa fille ou son garçon, sans distinction de genre, il ne va pas être choqué de voir un panneau « fille » ou « garçon » dans les rayons de jouets parce que cela a toujours été comme ça. Finalement, relever ce sexisme ordinaire dans la société est assez nouveau. Et une partie de la population est encore réfractaire à ces changements. 

Or, le rôle du marketing n’est-il pas d’anticiper et d’accompagner l’évolution de la société plutôt que de véhiculer les stéréotypes de genre ?

Auriane : Ça devrait être le rôle du marketing de montrer la société telle qu’elle est et d’avancer avec elle vers le progrès. Malheureusement, l’objectif du marketing reste de faire toujours plus d’argent. Les marques ne se soucient guère des questions sociétales, de l’impact que le marketing genré peut avoir sur les enfants ou les générations futures.

Justement quelle influence les jeux/jouets peuvent-ils exercer sur l’enfant ?

Auriane : Confronter les enfants à un rôle genré par les jouets va avoir de réels impacts. Car ces derniers vont intérioriser ces stéréotypes et avoir tendance à les reproduire plus tard. Par exemple, les jeux pour garçons sont axés sur la technique ou l’action. Ce qui participe à expliquer la sous-représentation des femmes dans la science ou le sport.

Par ailleurs, une fillette qui joue aux petites voitures ou aux sports de combat est donc forcément a priori un « garçon manqué ». Ça peut être difficile d’entendre ces remarques lorsque l’on construit son identité. De même, certains adultes ont dans l’idée qu’un petit garçon jouant à la poupée ou ayant des activités étiquetées comme féminines (dinette) pourrait devenir homosexuel. C’est très violent !

Manuela : Il faut souligner l’impact cognitif que les activités ludiques ont sur les enfants. On néglige souvent cet aspect car on voit les jeux comme « ludiques » mais la réalité c’est qu’ils contribuent à développer des compétences différentes que l’on retrouve ensuite dans les résultats scolaires, professionnels ou encore dans des interactions sociales différentes. 

En 2012, les Magasins U ont été les premiers à présenter quelques images contre-stéréotypiques dans leur catalogue de jouets de Noël, à savoir des filles jouant à des jeux de garçons et inversement. Cette initiative, qui s’apparente à un coup marketing, a-t-elle malgré tout relancé un débat de société, l’égalité femmes-hommes, dans le champ du marketing ?

Auriane : Gare au féminisme washing ! Pépite Sexiste vient d’épingler l’enseigne Super U pour avoir commercialisé des vélos roses pour les petites filles et bleus pour les garçons. Donc faire une campagne one shot pour être bien vu par une partie de la population, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Il faut une vraie politique contre le sexisme et les stéréotypes.

Manuela : C’est une manière pour les entreprises de se donner bonne conscience. 

D’autres enseignes ont-elles suivi cet exemple ?

Auriane : Pas chez les grandes enseignes. En revanche, Légo s’est attaqué aux stéréotypes de genre en retirant les mentions « pour filles » ou « pour garçons » dans son marketing. La marque a toutefois été pointée du doigt avec sa gamme clairement destinée aux petites filles “Lego Friends”. On peut noter que de plus en plus de petites marques de jouets s’emparent du sujet en proposant une représentation mixte des jouets. 

Et, du coup, à quand la fin du marketing genré ? 

Manuela : Ce n’est pas pour demain !

Auriane : D’autant plus que c’est toute une chaîne qu’il faut arriver à démêler, de la conception d’un jouet à la mise en rayon, en passant par le packaging, la publicité… C’est donc un vaste chantier à entreprendre. 

Et qu’en est-il de la littérature jeunesse ? Les stéréotypes de genre y persistent-ils ?

Manuela : On peut en effet noter ici des avancées plus importantes et une réflexion plus poussée via notamment le travail de certaines maisons d’éditions sur la déconstruction des rôles genrés (comme Talents Hauts, par exemple).

Auriane : En effet, de petites maisons d’édition indépendantes s’emparent du sujet. De plus en plus d’albums jeunesse permettent de déjouer les stéréotypes de genre. Ça fait vraiment plaisir ! 

Propos recueillis par Florence FALVY