Les drag-kings s’amusent des codes du genre. Qu’est-ce qui fait la masculinité ? Que raconte-t-elle ? Rencontres avec trois drag-kings nantais.

Sur la petite scène illuminée d’un bar nantais, Chéri·e Bibi fait son entrée. Ce soir, il incarne un cowboy, symbole masculin s’il en est. Les cris d’une foule électrisée l’accueillent et accompagnent ses déhanchés et coups d’épaule, sur l’air de la chanson I am too sexy de Right Said Fred. La performance termine en apothéose lorsque l’artiste défait sa veste en daim marron pour montrer une poitrine barrée de caches-tétons rouges. 

Derrière ce drag-king flamboyant se trouve Lara, nantaise de 31 ans. Elle a commencé le drag-king il y a un an, après avoir longtemps hésité à se lancer, par timidité. Moins connu et visible que le drag queen, le drag-king est pourtant tout aussi ancien. Celui-ci investit les codes du genre masculin et décortique les archétypes de la masculinité, à grande dose d’humour et de second degré. Sur les scènes nantaises, Chéri·e Bibi joue souvent le crooner, sûr de lui, et incarne un art de la séduction un peu désuet, comme dans sa deuxième performance, où il lipsync* une chanson de Mike Brant : « J’ai toujours aimé jouer avec la masculinité. En soirée déguisée, les fois où je m’amusais le plus, c’était quand je me déguisais en homme. Aujourd’hui, le drag me permet de découvrir d’autres facettes de mon genre, notamment quand j’ai eu des interrogations par rapport à celui-ci. » 

Jouer avec les codes (du genre)

Coralie, elle, fait du drag-king depuis trois ans. Tout commence quand elle assiste à un show de drag-queens à Rennes. C’est un choc : « Je me suis dit qu’il y avait là quelque chose pour moi. Mais je savais que je ne voulais pas performer la féminité, et plutôt explorer le côté masculin. »

Quelques mois plus tard naît Salvador Dalby, du prénom du peintre espagnol et du quartier nantais que Coralie a habité. Blazer sombre aux épaules larges, visage au teint entièrement blanc, air de Pierrot lunaire et nuances de bleu pour faire ressortir la mâchoire, cet alter ego drag, qu’elle voit comme une extension d’elle-même, lui permet de s’emparer de la scène : « depuis toute petite, même inconsciemment, je cassais déjà les codes. Je joue toujours au foot, je fais aussi du street art. Ce qui m’anime c’est le mouvement. C’est central dans ma vie. Et dans mon art ! » 

Dans ses performances, il explore une masculinité sensible et poétique à rebours des stéréotypes. « Salvador Dalby est mélancolique. Il aime parler d’amour, de sentiments et des émotions qui le traversent. J’ai envie de montrer que cela peut aussi faire partie de la masculinité. Ce qui m’intéresse c’est la fluidité. »  Sur scène, Chéri·e Bibi s’amuse aussi à cultiver le flou entre les genres: « cela me plaît de réussir à performer la masculinité alors que je suis visiblement une femme. En incarnant ces codes, je veux que le public s’amuse avec moi et se questionne ». 

Loin d’être binaire, le drag-king se joue des codes que revêt la masculinité ou la féminité. Il proclame qu’ils sont artificiels, et que, de fait, tout le monde peut se les approprier et les transformer à sa guise. 

Interroger le(s) genre(s)

Il serait d’ailleurs réducteur de décrire le drag-king comme une simple caricature des hommes. Il s’agit surtout d’un mouvement féministe, né dans les milieux lesbiens et trans. Salvador Dalby le confirme : « En tant que femme, lesbienne, choisir de performer un autre genre que celui qu’on m’a assigné à la naissance, c’est politique. »

Chez certain·es performeureuses, il incarne aussi un outil intime pour explorer toutes les facettes de son genre. C’est le cas de Lucil, un homme trans non binaire, pour qui la création de son personnage drag Il Mortadella est venue croiser une transition de genre. « J’avais un intérêt personnel à jouer avec des outils qui ne m’étaient pas destinés : prendre des postures masculines, se positionner dans l’espace, porter des vêtements masculins. J’ai pris beaucoup de plaisir à explorer cette aire de jeu du masculin. »

Il Mortadella, qui se décrit comme « piquant et nerveux comme un salami fourré à la pistache, avec ses strings aussi tendus que ses muscles », se situe à l’intersection de plusieurs champs artistiques : le burlesque, le strip, la danse, et le drag bien sûr. Il vient bousculer la vision binaire et biologique de ce que serait un homme et interroge : « c’est quoi un corps masculin ? Des organes génitaux ? » 

Dans son drag, l’artiste mise moins sur les costumes et le maquillage que les postures et le mouvement. En travaillant son personnage, il se rend compte que l’on considère des postures comme masculines parce qu’on les a dépouillées de tout ce qu’on attend de la façon dont une femme doit se présenter sur scène.

Arrogance, coups de bassin, regards percutants droit dans les yeux, Il Mortadella met en scène son agentivité : « c’est très important pour moi de donner à voir d’autres types de corps masculins, en l’occurrence mon corps d’homme trans avec une poitrine et une vulve. En incarnant un masculin crédible avec ce corps-là, je viens pirater les images qu’on a toustes en nous et proposer d’autres imaginaires ».  

Joie queer

Et puis dans ce grand jeu, il y a le public. « Il nous porte tellement, c’est un plaisir intense de se produire devant lui, il y a beaucoup de joie », assure Chéri·e Bibi. Pour Salvador Dalby, ces performances permettent d’offrir une bulle de poésie au monde, et en particulier à la communauté queer. « C’est une libération de se dire que l’on va passer un moment de partage, c’est une forme de lutte contre un climat politique et social qui pèse encore sur toutes les minorités. »

Et Il Mortadella d’ajouter : « Je suis bouleversé de ce qu’on s’offre à vivre ensemble. 

Les sujets traités pendant la performance, drôles ou graves, font écho au public, c’est libérateur. On baigne dans une culture oppressante. Le drag permet de venir s’emparer des éléments de cette culture dominante et d’en faire autre chose, avec nos corps minorisés. Cela change tout. Qu’est-ce qu’on fait de ces œuvres d’art sexistes, incestuelles ? Comment trouve-t-on de la liberté, du jeu et du pouvoir d’autodétermination là-dedans ? »

Réponses sur scène. 

Rédaction : Marine Raut

Aller plus loin : 
Chéri.e Bibi sur instagram et sur scène le 14 décembre au Caf K. 
Salvador Dalby sur instagram 
Il Mortadella sur instragram et sur scène le 25 janvier pour La Nuit de la Lecture, à la médiathèque de Saint-Herblain en cocréation avec Kamal. Les 7 et 8 février, Plaisir burlesque, aux Ateliers de bitche. 

*chanter en playback

Crédit photo : @Oli Mouazan pour la dernière photo à droite.