L’une est danseuse, l’autre directrice associative. Elles mettent toutes les deux la danse au service de la dénonciation des violences faites aux femmes. L’une à travers ses performances, l’autre au sein d’ateliers de thérapie par la danse. Pour elles deux, cette pratique est venue répondre à un engagement et est devenue une manière de faire bouger les lignes. Elles racontent la façon dont elles ont été bousculées par le pouvoir de la danse.

Vous avez toutes les deux liés votre destin à la danse, sans y être arrivées de la même manière. Pourriez-vous revenir sur votre parcours ?

Héloïse Onumba-Bessonnet : Je suis directrice de l’association LOBA, victimologue, et j’anime des ateliers de danse-thérapie auprès de femmes victimes de violences. J’ai grandi à côté de Nantes et je suis Franco-Congolaise. Je suis arrivée là après avoir fait des études dans le sport, avec l’envie de me tourner vers le bien-être des femmes. J’ai travaillé dans l’univers des spas et de la thalassothérapie. Puis, à la faveur d’un voyage, j’ai découvert la Nouvelle-Calédonie et j’ai vécu trois ans et demi sur place. Là-bas, j’ai travaillé dans un espace de bien-être dédié aux femmes et je me suis rendue compte que la violence était présente dans presque 100 % des vécus féminins.

Alors je me suis formée auprès d’associations locales à la prise en charge des violences conjugales. Beaucoup de femmes kanaks venaient se confier à moi. J’ai compris que c’était lié à ma carnation de peau, à mes cheveux… je ressemble beaucoup à quelqu’un qui vient des îles. Mais je me suis quand même questionnée sur ma légitimité à porter leurs voix. Cela m’a donné envie d’agir plus en lien avec mes racines. Je suis rentrée en France me former à la victimologie et j’ai fait mon travail de recherches sur les viols comme armes de guerre en République démocratique du Congo, où je n’étais encore jamais allée. Par le biais de mes recherches, j’ai découvert l’association LOBA, j’y ai fait un stage, et j’y travaille depuis bientôt sept ans.

Mat Ieva : Je suis danseuse professionnelle. Je travaille avec plusieurs compagnies, toutes dirigées par des femmes. J’ai commencé la danse assez tard, à 16 ans et j’en suis tombée amoureuse. J’avais grandi avec les clips, j’en avais marre de faire du foot, je voulais découvrir l’art. La danse a agi comme une thérapie pour moi. Cela m’a permis de m’exprimer sans les mots. J’ai ensuite suivi pendant trois ans une formation qui mélangeait le jeu, le cinéma et la danse. C’était une danse assez commerciale, pour les clips ou la télé, et je me suis assez vite rendue compte que ce n’était pas vraiment ce que je voulais faire. Je me suis tournée vers le milieu des compagnies, où on peut davantage s’exprimer et où les sujets sont davantage politisés.

À quel moment le féminisme s’est-il imposé dans vos vies ?

H.O.B. : Du côté français de la famille, j’ai toujours baigné dans un univers féministe. J’ai toujours été militante sur ces enjeux-là. Puis mes choix d’études et de carrières ont constitué des déclics supplémentaires. Nous étions peu de femmes dans les filières sportives. Lors de mon master, à Poitiers, nous n’étions que six femmes dans une promo de 30 et j’étais la seule racisée. J’ai pris conscience à l’époque de qui j’étais : une femme noire, qui représentait l’exotisme. C’était très dur pour moi, j’ai même fini par ne plus aller en cours. La question féministe est devenue à partir de là aussi une question raciale pour moi. Je suis vraiment à l’intersection des deux.

M.I. : Dès petite, j’ai reçu beaucoup de remarques sexistes, parce que je faisais des sports dits masculins. J’ai aussi un frère jumeau et j’ai eu du mal à comprendre qu’il pouvait y avoir des différences entre nous. Ce sont des adultes qui m’ont ramenée à mon genre, me disant que je ne pouvais pas faire telle ou telle chose parce que c’était pour les garçons. Je me suis très vite rebellée face à cette situation. Puis j’ai été entourée de femmes très inspirantes dans ma famille, tandis que les hommes étaient plutôt absents. Et en arrivant à Paris, j’ai découvert le milieu de l’art et j’ai eu la chance d’être très vite entourée de femmes et de découvrir ma sexualité lesbienne. 

Et comment la danse vous permet-elle d’aborder ces questions féministes ?

H.O.B. : Dans les ateliers Re-Création que je mène, on mêle la danse et la parole. Tout est partie de mon expérience en République démocratique du Congo auprès de femmes victimes de viols utilisés comme arme de guerre. Je me suis rendue compte que beaucoup de femmes avaient du mal à aller voir des psychologues : d’une part parce qu’il y avait une méconnaissance de ce métier et aussi parce qu’il s’agissait pour elles de se confier à une personne inconnue, alors que la vie se déroule majoritairement de façon communautaire en RDC. Or il y a d’autres moyens de revenir sur ses traumas, comme l’art et la danse, même si c’est peu valorisé dans la culture occidentale. Dans nos ateliers, on essaye donc de relier le corps et l’esprit, de retravailler la notion d’intimité, de créer du lien social entre des personnes qui ont vécu des épisodes traumatiques similaires. À chaque atelier, j’ai l’impression d’assister à un petit moment de grâce, en voyant les femmes se réapproprier leurs corps.

M.I. : De mon côté, j’ai traité de ces enjeux à travers plusieurs pièces pour lesquelles j’ai dansé. Dont le spectacle « Viriles », créé par Alizé Hernandez. Nous sommes cinq femmes au plateau qui interprétons cinq hommes. La plupart ont des comportements violents. C’est une violence banalisée, celle que subissent les femmes tous les jours. À un moment, l’un des membres du groupe n’arrive plus à adopter les codes de cette virilité. On montre alors qu’il y a un chemin possible pour se déconstruire en tant qu’homme. Ça donne un peu d’espoir. À la fin du spectacle, beaucoup de femmes pleurent et les hommes se remettent en question. Il y a une approche très directe : « je vois, je me rends compte, ok il faut que ça change ». On a toujours des temps d’échange qui permettent d’aller plus loin, de faire le point sur les émotions, de rediriger vers des numéros.

H.O.B. : Je ne connaissais pas du tout votre pièce, elle pourrait nous intéresser pour notre volet de sensibilisation – prévention dans lequel on aborde les questions de masculinités. On pourrait s’en reparler…

Pour vous, par la danse, on peut donc vraiment faire avancer la société…

M.I. : L’art a toujours été vecteur d’énormément d’engagement. C’est une manière de dénoncer ce qui se passe dans le système. Dans les dictatures la première chose qu’on enlève, c’est l’art. Cela prouve bien son rôle primordial pour faire avancer les choses.

H.O.B. : Je suis totalement d’accord. Avec LOBA, on cherche vraiment à mettre l’art au service de la cité, pour tenter d’engager les citoyens et les citoyennes sur des enjeux de société. Je crois vraiment dans « l’artivisme ».

Rédaction : Mathilde Doiezie

Crédits photos : Duy Laurent Tran et Damien Carduner