Elles ne se connaissaient pas avant d’échanger ensemble pour cette interview croisée. Mathilde Julla-Marcy est sociologue et maîtresse de conférence à l’UFR STAPS de Nantes. Lidwine Alba est quant à elle arbitre de rugby. À priori, deux femmes très différentes. Pour autant, leurs visions sur le sport et le féminisme se croisent. Interview.
Pour commencer, quelques mots à votre sujet… Qui êtes-vous ?
Mathilde : J’ai fait une thèse de doctorat en sociologie du sport avant de devenir maîtresse de conférences à l’UFR STAPS de Nantes en 2020. Aujourd’hui, à 32 ans, j’enseigne les sciences sociales appliquées au sport et au corps. Je m’intéresse particulièrement au sport de haut niveau, avec un intérêt notamment pour les questions portant sur les inégalités sexuées.
Lidwine : Je suis arrivée dans la région à l’âge de 5 ans. J’ai pratiqué le rugby dès l’âge de 9 ans jusqu’à mes 15 ans avant d’intégrer une structure de haut niveau. Mais, suite à une blessure, je suis devenue arbitre il y a cinq ans. C’est ma première saison au niveau fédéral 2 chez les garçons et, depuis l’année dernière, avec l’Élite 1 Féminine qui est le plus haut niveau en France. L’arbitrage, c’est être au cœur du jeu.
Aujourd’hui, à 20 ans, je suis en parallèle étudiante en mathématique à l’UFR Sciences à Nantes pour devenir professeure de mathématiques. Afin de pouvoir concilier ces deux activités, j’ai fait le choix de passer ma Licence 3 en deux ans.
Vous définissez-vous comme féministe ?
Mathilde : Oui. Mes études en sciences sociales m’ont d’ailleurs aidée à me définir en tant que telle. En revanche, je n’ai pas d’engagement militant. Au fil du temps, je suis devenue, un peu à mes dépens, une personne ressource sur la question du sport au féminin.
Lidwine : Comme Mathilde, je me définis comme féministe sans pour autant être investie dans des causes. Étant la seule femme sur les terrains,il n’est pas rare que l’on vienne me solliciter pour trouver des pistes afin de développer le rugby féminin.
Selon vous, le sport féminin fait-il avancer la cause féministe ?
Lidwine : Oui, je pense. Le fait que les femmes performent dans le sport et sur les terrainsa permis d’améliorer leur image et leur statut. Pour autant, dans le rugby, on ne les place pas à la même table que les hommes bien que les mentalités évoluent. Il y a moins de 5% d’arbitres féminines en France. Et il n’est pas rare d’entendre certaines remarques sexistes chez les supporters. Dans ce cas de figure, nous avons un protocole à suivre : demander à la sécurité de faire cesser le match.
Mathilde : Historiquement, il y a davantage eu une influence du féminisme sur le sport qu’inversement. Aujourd’hui, la tendance s’inverse peut-être. Des sportives se font le porte-voix de problèmes spécifiques (harcèlement, violences sexistes et sexuelles…) et les courants féministes s’en emparent pour en faire un débat de société plus large.
Mais la cause féministe n’est pas forcément portée par les sportives de haut niveau. Cette quasi-absence de mobilisation collective de sportives a d’ailleurs fait l’objet d’un article intitulé « Pourquoi les sportives ne sont-elles pas féministes ? » publié en 2012 par la sociologue Christine Mennesson[1]. Selon elle, ces sportives qui évoluent en infériorité dans un univers majoritairement masculin ont intériorisé leurs positions de dominées. Certaines se disent chanceuses d’accéder à la professionnalisation, de voir leurs conditions de pratique évoluer et s’en contentent.
Lidwine : Je confirme. Des joueuses en Élite 1 se satisfont en effet des quelques avancées dans le rugby (emplois du temps aménagés, partage de la salle de musculation…). Il n’est pas rare d’entendre : « Il y a eu du changement, on ne va pas trop en demander. » !
Si l’on évoque les chantiers féministes dans le sport – harcèlement, gouvernance, salaires ou encore la question centrale du regard que l’on porte sur les sportives et sur leur corps – est-ce que le chemin est encore long ?
Mathilde : Complètement !Ça avance mais pas assez vite : écart de salaires conséquent, plus de difficultés de trouver un sponsor, manque de visibilité…
Lidwine : Les lignes bougent dans le rugby mais force est de constater que les efforts ne sont pas aussi importants que pour les équipes masculines.Concernant ma rémunération, je perçois des indemnités de match qui sont identiques que l’on soit un•e arbitre homme ou femme.
Dans les Pays de la Loire, le rugby compte 9% de femmes parmi les licencié•es[2], contre 11% au niveau national. Pensez-vous qu’il y aura un effet Coupe du Monde de rugby ?
Lidwine : Le rugby est l’un des sports où l’on voit le moins de femmes en France car il peut paraître violent et dangereux. Nous espérons que cet événement qui renvoie une belle image du rugby permettra un élan au niveau des inscriptions, notamment auprès des jeunes filles.
Que manque-t-il à la Région pour structurer la pratique féminine ?
Lidwine : Il y a forcément besoin de moyens financiers. Mais il faut aussi plus de visibilité. Par exemple, l’association nantaise de rugby féminin (ANRF) met en place des tournois pour développer la pratique du rugby féminin mais cette organisation qui existe depuis 2005 reste méconnue.
En matière de visibilité, l’URF STAPS mène-t-il justement des actions particulières pour le développement du sport féminin ?
Mathilde : Effectivement, il y a différents partenariats qui peuvent prendre différentes formes. Par exemple, Chloé Michel, une ancienne étudiante chargée de développement à la Team ELLES, une association régionale qui œuvre pour le développement du cyclisme féminin, intervient dans les formations. Une autre – Nina Auvinet – qui travaille au département de Loire-Atlantique a quant à elle, participé l’an dernier à une réflexion sur sport et maternité.
Quelle est la proportion de jeunes filles au sein de l’UFR STAPS ?
Mathilde : Suite à un questionnaire auprès des primo-entrants (étudiant•es de Licence 1) entre 2013 et 2019, il s’avère que 33% des répondant•es sont des étudiantes. Ils et elles étaient notamment interrogé•es sur la filière dans laquelle ils et elles se projetaient : les filières entraînement sportif, management du sport et éducation et motricité étaient plébiscitées par les étudiants en majorité (respectivement à 75%, 75% et 60%) et la filière activité physique adaptée/santé par les étudiantes (61%). C’est assez révélateur !
Parlons à présent de l’affaire qui a fait scandale fin août : le baiser du président de la fédération espagnole de football, Luis Rubiales, envers l’une des joueuses de la Roja, Jennifer Hermoso. Quelle a été votre réaction quand vous avez découvert les images ?
Mathilde : J’étais révoltée ! D’autant plus que l’on ne parle que de ça, occultant le fait que l’équipe féminine espagnole a été sacrée championne du Monde !
Lidwine : Ce qui m’a le plus énervée c’est la place centrale accordée à cet homme. S’il avait été démis de son poste immédiatement, ce sont les performances des joueuses qui auraient occupé le devant de l’actualité.
Enfin, cette année, la Nantaise Alice Milliat (1884-1957), qui s’est consacrée en son temps à la promotion de la pratique du sport chez les femmes, a été à l’affiche de la 40ème édition des journées européennes du patrimoine et du matrimoine à Nantes. La mise en avant de cette sportive militante est-elle un pas de plus en faveur du sport féminin ?
Mathilde : C’est un beau symbole.Mais dire seulement que c’est une grande figure c’est oublier de rappeler qu’elle a été sciemment invisibilisée par les institutions sportives. Ce n’est que depuis une dizaine d’années que son histoire a resurgi.
Lidwine : Cette affiche est une manière de reconnaître une femme pour ses qualités sportives.
Propos recueillis par Florence Falvy
[1] https://www.cairn.info/revue-sciences-sociales-et-sport-2012-1-page-161.htm
[2] Données ministérielles 2021