Elles ne se connaissaient pas avant d’échanger ensemble pour cette interview croisée, pourtant leurs « combats » se font écho. Elsa Gambin, journaliste indépendante et Mahdiya Hassan-Laksiri, enseignante, militante et membre du conseil d’administration de l’association les fameuses, agissent au quotidien, à Nantes, pour transmettre leurs engagements. Elles évoquent ici leurs féminismes, l’importance de la transmission et leurs utopies politiques.

Nous avons souhaité vous faire dialoguer ensemble car vous partagez des points de convergence, en étant notamment toutes deux très engagées politiquement sur le territoire nantais, sur les féminismes mais pas seulement. Pouvez-vous présenter en quelques mots vos activités respectives ?

Elsa : Je suis journaliste indépendante après avoir fait un master de sociologie et avoir été longtemps éducatrice spécialisée. En parallèle, j’interviens ponctuellement à l’École de travail social de Rezé et je fais de l’éducation aux médias dans les établissements scolaires.

Mahdiya : Professionnellement je suis dans le domaine de l’enseignement. Jusqu’à peu, je travaillais à plein temps dans le cadre du contrat d’intégration républicaine, le CIR, auprès d’exilé·es. Et j’habite dans le quartier de Malakoff, à Nantes : cela fait partie de mon identité. Un quartier que l’on dit « populaire » mais qui est en réalité un quartier pauvre. J’essaie d’utiliser les mots adéquats ! Je suis également une militante associative antiraciste, féministe, une militante pour une égalité réelle.

Vous menez toutes les deux des actions de transmission, à travers vos activités professionnelles et/ou militantes. Comment les exercez-vous ?
Elsa : Le journalisme est par essence une activité de transmission. Aujourd’hui, en participant à la fabrication de l’information, je ressens une forme de responsabilité car en tant que journaliste, on vient forcément influencer l’opinion selon nos sujets et nos angles.

Mahdiya : Pour ma part je n’utiliserais pas le mot de « responsabilité » mais je dirais qu’il y a aujourd’hui une urgence, de plus en plus forte, à résister et à combattre. Comment ? À travers divers médiums comme la transmission de l’information, ce que tu fais Elsa, ou le fait de partager dans l’espace public ce que l’on vit.

Que souhaites-tu « combattre » Mahdiya ?
Mahdiya
: J’ai toujours combattu mais je le fais de plus en plus. Je suis française, afrodescendante et en ce moment ce qui occupe mes jours et mes courtes nuits (rires), c’est de combattre le sexisme, le patriarcat, le suprémacisme blanc.

Elsa : Je partage complètement le terme « combattre » utilisé par Mahdiya. Aujourd’hui, nous menons un vrai combat, réel, et pour ma part j’englobe à peu près toutes mes luttes dans le combat contre le capitalisme.

Mahdiya : J’aurais pu le rajouter, je suis d’accord avec toi !

Elsa : C’est notre combat central aujourd’hui : lutter contre le capitalisme et tout ce que tu viens de dire Mahdiya, ce qui comprend le féminisme et la lutte pour l’écologie. Tout est lié.

Sauriez-vous dire comment vous êtes devenues féministes ?

Mahdiya : Est-ce qu’un jour on se réveille en se disant « je suis féministe » ? (rires) Très jeune, très vite, j’ai su que j’étais une proie, à travers des interactions, des rapports sociaux. Puis j’ai essayé de comprendre le monde, j’ai lu, je me suis constitué un univers. Au quotidien mes références étaient mes tantes, mes cousines que j’ai vu mener des combats parce qu’elles étaient des femmes. Mais se plonger dans le combat féministe vient au fil du temps.

Elsa : Pour moi, cela s’est construit par l’addiction à l’information, à force de témoignages, de lectures, d’écoutes. Je ne saurais pas le resituer à un moment précis de ma vie. Adolescente, j’ai toujours su que je pouvais faire ce que je voulais de mon corps, de ma sexualité, dans une forme de liberté totale, sans inquiétude, avec aisance même. Je pense que mon féminisme a basculé quand j’ai pris conscience que cette liberté que j’avais et que j’exerçais avec insouciance et confiance, la majorité des femmes ne pouvaient pas l’avoir. Je me suis demandé pourquoi. Et j’ai ensuite rencontré le féminisme intersectionnel qui m’a permis de comprendre que d’autres oppressions se jouaient, dont je n’avais pas conscience en tant que femme non racisée, valide, non précaire, diplômée, hétérosexuelle. Mais je dirais que mon féminisme est un processus qui s’est créé dès la préadolescence, sans être forcément conscient, que je l’ai construit avec mon histoire de vie, mes rencontres.

Vous avez chacune évoqué l’importance de la lecture dans vos combats respectifs. Pourquoi ce bagage intellectuel est-il important pour nourrir votre féminisme ?
Mahdiya
: C’est un va et vient entre le terrain et la lecture. Mes actions partent souvent de situations vécues, de rencontres, puis vient l’envie de comprendre, de comparer avec quelque chose qui aurait pu déjà être dit. Souvent, grâce à la lecture, je me dis que je ne suis pas seule. Cela me permet de me poser, de mettre des mots sur des choses que je vis, que je pense, de leur donner de la vigueur, de la force, un soutien. On vit dans un monde où l’on ne peut pas faire autrement qu’être ouvert·e sur ce que les gens vivent autour de nous. Mais parfois, quand je suis fatiguée, je me demande : « Suis-je la seule à être tout le temps indignée ? ».

Elsa : Je pense qu’être indignée est un élan de vie aujourd’hui ! Annie Ernaux a dit une phrase que j’adore dans la revue La Déferlante : « La lutte est sans fin. Mais après tout pourquoi pas, c’est bien la lutte ». Effectivement je lis énormément, c’est passionnant même si parfois c’est fatiguant car mon cerveau ne se repose pas. Je pense que nous sommes vraiment au cœur d’un mouvement féministe d’ampleur. Toute la littérature féministe qui a émergé ces dernières années est considérable, en plus de la réémergence d’autrices féministes qui avaient été oubliées.

Quelles sont vos armes respectives pour mener ces combats ? Elsa, tu es notamment très active sur Twitter, pourquoi est-il important pour toi d’être sur ce réseau ?

Elsa : C’est important d’occuper l’espace médiatique, pour des médias indépendants et des journalistes indépendant·es qui sont, comme moi, seul·es dans l’exercice de leur fonction. On n’a pas la puissance de tir des médias mainstream et des chaînes de télé dites « d’information », qui sont en réalité des chaînes d’opinion à mon avis. Et cela rejoint alors le combat féministe : occuper l’espace, parler, donner une parole, la mienne sur Twitter, mais aussi offrir des espaces de paroles pour les autres, celles et ceux qu’on entend peu, à travers les articles que j’écris. Je suis consciente d’être privilégiée et de là où je parle, pouvoir porter la parole d’autres personnes que moi, participe selon moi au combat. Je me suis spécialisée dans des sujets, des thèmes journalistiques et sociétaux précis, donc cela m’oblige à creuser, à m’abreuver et me nourrir au quotidien de lectures pour être solide sur mes appuis.

Mahdiya : Oui, c’est très important. J’ai pris conscience que je ne pouvais pas baser mes réflexions uniquement sur mes expériences vécues, mes ressentis personnels. Pour cela, il faut s’outiller, comme tu le dis Elsa. Je lis beaucoup, j’essaie d’avoir une rigueur intellectuelle, pour toujours me poser la question : « Pourquoi penses-tu cela ? ». L’accès aux droits passe par l’information. Une façon de résister est de mettre à disposition et de transmettre ce que je sais, cette compréhension du monde que j’ai acquise et qui, pour certain·es peut être de l’ordre de la fatalité. Non, je ne veux pas entendre « c’est comme ça et puis c’est tout » ! Je veux faire comprendre qu’il y a des mécanismes en marche dans la société, qui font que si aujourd’hui, un·e tel·le n’a pas accès à telle information, c’est parce que nous faisons partie d’un système dans lequel en tant que pauvre, noire, ou en tant que femme, portant le voile, tu auras moins accès à l’information, à l’emploi. L’information est un outil pour combattre, comme tu le fais Elsa sur Twitter. Mais l’autre arme est aussi d’outiller les gens, de les former, les aider à mettre des mots sur des inégalités, des oppressions qu’ils et elles vivent, pour qu’ils et elles puissent s’émanciper.

Vous évoquez toutes les deux la fatigue militante. Parvenez-vous à vous indigner continuellement sans vous fatiguer ?

Toutes deux, en chœur : Ah non ! (rires)

Elsa : Il y a la fatigue informationnelle, avec une forme d’addiction pour moi, surmultipliée par le mouvement social en cours, qui est un mouvement au-delà des retraites : c’est une vraie remise en question d’un modèle de société qu’on nous impose. Certes il y a la fatigue, mais ce mouvement est quand même galvanisant, on sent qu’on n’est pas seul·es comme tu le disais Mahdiya. Aujourd’hui, il y a une force collective incroyable, une convergence des luttes que je ressens pendant les manifestations, qu’on n’attendait plus, qui n’était pas là pour les Gilets Jaunes…

Mahdiya : …ni pour les mouvements contre les violences policières ou les émeutes de 2005. Je te rejoins Elsa : quand je vais manifester, je trouve qu’il y a une force galvanisante, on se rejoint en nombre, les pancartes sont de plus en plus variées, il y a cette fameuse convergence des luttes qu’on a appelée de nos vœux ! La fatigue, ce n’est pas grave… C’est une énergie qui nourrit.

Elsa : Dans les mouvements sociaux, nous avons besoin de relais. On sait qu’un mouvement ne peut pas tenir sur la durée, que cela reprendra plus tard. Mais le souffle qui a été donné là est puissant. Du moins je l’espère de toutes mes forces.

Le 27 juin 2023 aura lieu au Théâtre Graslin, à Nantes, le Festival des fameuses intitulé  « Utopies féministes – Panser et repenser le monde ». Vous qui avez toutes deux un fort désir de changement de société, à quoi ressembleraient vos utopies féministes ?

Mahdiya : L’avantage d’une utopie c’est qu’elle finit par se réaliser à un moment donné, c’est pour cela qu’il est important de bien choisir les mots.

Elsa : Alors si on est sûr·es qu’elle se réalise, pour moi ce serait la mort du système capitaliste. Je partage pleinement l’utopie actuelle, pleinement ancrée dans le réel, des militant·es des Soulèvements de la Terre.

Mahdiya : Je rajouterais aussi la mort de l’impérialisme et du suprémacisme blanc !

Elsa : Oui, allons-y ! (rires)

Mahdiya : On n’a plus le temps de s’accommoder de petits changements.

 

Propos recueillis par Solenn Cosotti

Pour aller plus loin :

Alexandra Benhamou, Sandrine Roudaut, Florence Pagneux : « Grâce aux travaux comme le nôtre, les filles se disent : ‘Enfin, on nous entend’. » – Lire l’interview croisée