Publié le 19.11.22

C’est une enquête inédite sur la vie des jeunes filles de 13 à 20 ans, vivant en Pays de la Loire. C’est un travail collectif puissant et précieux, mené par trois femmes engagées : la meneuse d’enquête Alexandra Benhamou, l’éditrice Sandrine Roudaut, la journaliste Florence Pagneux. Toutes trois réunies pour transmettre ensemble « Ce que nos filles ont à nous dire ». À partir de l’enquête menée par Alexandra Benhamou et son association LadydeNantes portant le projet Aux filles du temps auprès de 814 jeunes filles de Loire-Atlantique et Vendée, Sandrine Roudaut, fondatrice de la maison d’édition La Mer Salée et Florence Pagneux, journaliste, en ont tiré un livre où prime la parole de ces jeunes filles. Interview croisée.  
Photographies : Alexandra Benhamou / Sandrine Roudaut (©LadydeNantes) / Florence Pagneux (©Thomas Louapre)

 

Le livre « Ce que nos filles ont à nous dire » est la somme de votre travail collectif à toutes les trois. Quelle est la genèse de ce projet et quels y ont été vos rôles respectifs ?


Alexandra Benhamou
 : Le projet « Aux filles du temps » a été lancé fin 2019. A ce jour, nous avons recueilli les témoignages de 1669 filles sur l’ensemble de la région Pays de la Loire. Nous souhaitions donner de la matière aux élu·es car beaucoup souhaitent agir mais pour cela, il faut leur fournir des chiffres. Or, dans cette enquête, les filles citent l’endroit où elles vivent : les élu·es des 347 communes sollicitées ne peuvent alors pas dire que cela ne les concerne pas !

Sandrine Roudaut : Quand Alexandra m’a contactée avec les résultats de son étude, en septembre 2021, j’étais très émue par ce que je lisais, notamment par les mots, les verbatim des filles interrogées – « Je ne compte plus le nombre de fois où je me suis fait toucher, agresser verbalement dans la rue. » ou « Je ne suis pas à l’aise avec mon corps et le regard qu’on pose dessus ». Cela représente des signaux très intéressants à prendre en compte pour nous qui avons une maison d’édition. Nous avons donc cherché une personne pour continuer ce travail mené par Alexandra, poursuivre sa détermination et son énergie. Je connaissais Florence Pagneux et son travail alliant la rigueur journalistique et sa capacité à traiter des sujets extrêmement humains et ancrés dans un territoire. Car pour le livre, il fallait qu’il y ait à la fois une vraie objectivité, en posant ces chiffres et ces données intolérables comme le fait que 80% des jeunes filles sont concernées par le harcèlement de rue ou que 59% des filles qui témoignent ont déjà été victimes de violences sexuelles. Mais il fallait aussi qu’il y ait de l’empathie car l’on traite de sujets humains, et enfin que cela soit ancré dans une réalité physique : des collèges, des écoles, des rues que racontent les jeunes filles.

Florence Pagneux : L’enquête d’Alexandra était un matériau exceptionnel : grâce à toutes les questions posées, j’ai pu construire les chapitres du livre. Ensuite, j’ai beaucoup utilisé les paroles brutes des filles en ouvrant notamment chaque chapitre par un verbatim. Par exemple « Être une fille, c’est posséder un organe sexuel féminin et devoir se battre » ou « Un garçon, c’est une personne libre… ». Puis j’ai mené mon travail journalistique : j’ai interviewé des expert·es, des acteurs et actrices de terrain, je suis moi-même allée interviewer des jeunes filles. Cela m’a permis d’écrire un livre à plusieurs voix : celle des jeunes filles issues de l’enquête, celle des acteurs et actrices du territoire (monde médical, éducatif… ) et celles des expert·es qui apportent leurs voix.

En préambule du livre, Sandrine et Yannick Roudaut écrivent justement que le risque en faisant intervenir des expert·es, était d’effacer la parole des jeunes filles qui témoignent. En quoi était-il précieux et en même temps difficile, en tant que journaliste, éditrice, meneuse d’enquête de respecter votre choix de publier les paroles brutes de ces filles ?

 

Florence Pagneux : Je m’aperçois que dans ma pratique journalistique, je vais peu interroger ce public de jeunes filles. Je trouvais donc intéressant d’imaginer un livre dans lequel leurs voix seraient au centre. Même dans les livres féministes, la parole des jeunes filles n’est pas première.

Sandrine Roudaut : Personne ne se préoccupe du sujet ! Elles se situent à plusieurs marges : elles sont à la fois femmes et à la fois jeunes. Il y a autant de sexisme qu’il y a de jeunisme donc la société n’estime pas qu’elles soient légitimes à parler. L’intérêt de ce livre est de proposer du factuel, des verbatim grâce à l’enquête et au travail d’Alexandra qui concerne d’ailleurs autant la communauté rurale qu’urbaine !
Florence Pagneux : J’ai vraiment essayé de trouver un ton qui puisse parler à tout le monde, aussi bien aux personnes engagées qu’à celles qui découvrent le sujet. Et je me rends compte que c’est ce qui se passe, notamment sur la façon dont le livre est reçu par exemple par mes parents qui sont plutôt conservateurs, peu favorables au féminisme de prime abord : ils découvrent des choses sur les filles d’aujourd’hui. Je trouve cela magnifique que des personnes de plus de 70 ans, se plongent dans un tel livre et que cela leur parle autant qu’à une personne engagée dans le milieu.

À qui s’adresse l’ouvrage ?

Alexandra Benhamou : Je pense que les féministes connaissent déjà cette parole des jeunes filles. Le livre de Florence est intéressant pour les professionnel·les travaillant avec les jeunes, pour les parents, les grands-parents. Pour toutes les personnes qui côtoient des jeunes filles et ne seraient pas de prime abord intéressées par des lectures féministes.

Sandrine Roudaut : À tous et toutes ! À La Mer Salée, nous tenons à proposer des ressources, des podcasts, des références de lectures dans chacun de nos livres, notre posture est d’être à la fois dans une radicalité, en allant à la racine des choses, et en même temps d’offrir des solutions. Si l’on met une claque sans perspective, le risque est le déni, l’attaque du messager, la sidération.

Qu’est-ce que ces jeunes filles ont à apprendre aux générations précédentes ?

Florence Pagneux : Comme elles sont plus lucides, conscientes de toutes les difficultés qui pèsent depuis longtemps sur les femmes, c‘est une forme d’appel au secours aux générations précédentes pour leur dire : « Que fait-on ? On agit ! On ne va pas se contenter de cette situation encore longtemps. » Elles sont arrivées à une sorte de point de rupture, elles ne veulent pas de cette société-là, elles ont envie que cela change et nous appellent donc à les aider et à les écouter pour que les choses évoluent pour de bon. Je reçois leurs mots comme un appel à l’aide face au harcèlement de rue, aux violences sexistes et sexuelles dont elles sont massivement victimes. Selon l’enquête Aux filles du temps, elles sont par exemple 7 sur 10 à ne pas se sentir en sécurité à l’extérieur de chez elles !

Alexandra Benhamou : Elles prennent leur place, agissent sans forcément demander la permission. Par rapport aux autres générations, elles ont compris que ce n’était pas normal ni « cool » de se faire siffler dans la rue ou d’être mal à l’aise dans l’espace public à cause de regards masculins posés sur elles. Elles disent : « J’ai peur de me faire agresser, de me faire violer, de me faire suivre, de me faire kidnapper ». Elles le disent, en sont conscientes, elles en parlent avec leurs copains. Les garçons qui ont moins de 25 ans commencent eux aussi à être intégrés à tout cela, je le vois lors de mes interventions dans les établissements scolaires, beaucoup de garçons réalisent ce que vivent leurs copines, leurs sœurs. Eux, ils traversent la rue comme ils veulent ! Mais grâce aux travaux comme le nôtre, les filles se disent : « Enfin, on nous entend ». Elles se sentent de plus en plus fortes, reconnues.

Le livre a pour sous-titre « La première génération post me-too ». Est-il réellement possible de mesurer l’impact de MeToo sur cette génération ?

Florence Pagneux : Je réalise que grâce à MeToo, la libération de la parole s’est faite sur les réseaux sociaux, et que cela n’a cessé de continuer. Les filles s’y informent, y ont fait leur acculturation féministe grâce à des comptes féministes et des comptes de jeunes filles de plus en plus nombreux. Elles sont plus conscientes, plus tôt, de ces questions. Les précédentes générations n’avaient pas accès à ça. Même si évidemment, l’accès aux réseaux sociaux est ambivalent : il y a du bien, avec ce que cela permet de libération de la parole, et du moins bien avec l’image de la femme véhiculée sur internet, l’accès précoce à des contenus pornographiques, les risques de cyberharcèlement.

Sandrine Roudaut : MeToo a changé fondamentalement les choses en légitimant notamment certaines questions. En tant que parent, nous avons pris conscience que la parole de nos filles était totalement légitime, par exemple sur le genre, car ce sont elles qui inventent la nouvelle société. Je pense que ce livre est un fil, un lien entre les gens. Pour les féministes, c’est un livre facile pour essayer d’ouvrir les yeux à d’autres. Des jeunes filles veulent l’offrir à leurs parents. Car en tant que parent c’est compliqué de déconstruire tout un tas de choses que l’on pensait savoir, et en même temps c’est une main tendue vers la jeunesse, pour dire aux jeunes : « Regarde, je te comprends ». Et c’est aussi un livre pour reconnaître ces jeunes filles. Qu’elles se reconnaissent dans celles qui parlent, qu’elles ne sentent pas seules, qu’elles se sentent légitimes parce que la société prend conscience de leur place et de leurs paroles.

 

Propos recueillis par Solenn Cosotti

Agenda :

Présentation du livre et rencontre avec Alexandra Benhamou, Florence Pagneux et Sandrine Roudaut, le mardi 6 décembre de 19h à 21h à Open Lande, Nantes. Événement en partenariat avec les fameuses.

Lien pour participer : https://mobilizon.fr/events/4eec63b1-bbab-49c0-8793-588e109329c1

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