Publié le 10.12.21

 

Marie Bécue, ancienne avocate, a passé plusieurs années en tant que coordinatrice de projets pour des ONGs en France et à l’international, notamment au Cambodge, en Grèce, en Turquie et dans les Balkans. Cette Ligérienne est aujourd’hui administratrice pour Médecins du monde, enseignante à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et consultante indépendante sur les questions de genre et climat. Récemment invitée lors de la saison #3 du Printemps des Fameuses dédiée à la santé, Marie Becue nous éclaire sur ce que sont les écoféminismes et leurs résonnances actuelles notamment dans la campagne présidentielle. 

 

Quelle a été votre trajectoire personnelle vers une pensée écoféministe ?

 

J’ai d’abord été féministe par réaction aux discriminations subies très jeune. J’ai eu la première fois conscience des injustices de genre dans des situations de harcèlement de rue répétées dès l’âge de 12-13 ans.  En réponse, je me suis masculinisée, j’ai appris à passer inaperçue… Progressivement mes engagements féministes m’ont fait côtoyer de nombreuses autres femmes très inspirantes : j’ai découvert des formes de sororité puissantes et mobilisatrices.  Sur la question de l’environnement, je suis fille de parents agriculteurs, et bien que pratiquants une culture conventionnelle, j’ai été élevée dans le respect du monde vivant, en consommant uniquement localement, en circuits courts.

 

Après mes études, il y a dix ans, j’ai ouvert un cabinet d’avocat·es, spécialisé dans les droits humains et l’accompagnement des victimes. J’ai souvent travaillé sur les migrations, et cette question des violences faites aux femmes lors de situations de crises m’a sauté aux yeux.  On estime qu’une femme sur deux est victime de viols lors de son parcours migratoire. On ne peut pas être insensible à l’ampleur de ce drame. Je me suis engagée dans des missions humanitaires pendant plusieurs années et cette expérience de terrain, en parallèle de lectures approfondies, est toujours le moteur de mes engagements écoféministes actuels.

 

Vous avez la particularité d’être l’une des premières enseignantes d’un module intitulé « Écoféminisme et environnement de travail » au sein du master Genre et développement de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, comment pourriez-vous expliquer ce qu’est l’écoféminisme ?

 

Tout d’abord, j’ai l’habitude de parler « des écoféminismes ». Je préviens mes étudiant·es, que je ne donne pas de définition fermée de ces courants de pensées. Différentes pratiques, coexistent et s’enrichissent, sans concurrence. Le point de convergence se situe dans l’explication des mécanismes de domination. Pour les écoféministes, on retrouve les mêmes logiques à la source de la domination exercée sur les femmes et sur la nature : une logique prédatrice où règne la loi du plus fort, l’exploitation, la compétition imposée par les hommes dans un monde capitaliste et patriarcal. Le corps des femmes, comme la terre, sont vus comme un territoire de conquête. Elles peuvent en être expropriées. En écho aux agressions de la planète tout entière, les femmes sont surexploitées, instrumentalisées, violentées…

 

« Le point de convergence se situe à l’endroit des mécanismes de domination. C’est-à-dire qu’on retrouve les mêmes logiques à la source de la domination exercée sur les femmes et sur la nature. »

 

Il existe donc plusieurs courants écoféministes ?

 

Dans les grandes lignes, il y a les approches historiques matérialistes, dites « grassroots », littéralement « mouvements populaires », qui partent d’initiatives locales et qui concernent des questions purement environnementales ou écologiques. Ces approches s’intéressent aux actions de terrain, à comment les femmes initient des actions concrètes libératrices ou protectrices de milieux menacés.

 

Il existe aussi d’autres visions plus spirituelles, plus ésotériques, telles que proposées par exemple par Starhawk – une écrivaine et militante écoféministe américaine connue dans le monde pour ses formations à la non-violence et à l’action directe, et pour ses rituels de cercles collectifs, basés sur les énergies de la Terre, et qui cherchent des manières de réconcilier spiritualité et politique.

 

Il y a encore beaucoup d’autres mouvements qui composent les écoféminismes. Le mouvement décolonial, intersectionnel, vise à atteindre la convergence des luttes (féminisme, racisme, environnement …). La pensée queer ajoute la déconstruction du genre. Les mouvements vegan et antispéciste font le lien entre les luttes pour les droits des femmes et ceux des animaux… Toutes ces subjectivités, en résistance aux oppressions du patriarcat et du capitalisme interrogent nos façons d’appréhender le monde vivant, enrichissent nos manières de penser. Pour plonger plus en profondeur dans ces différents courants, je recommande le numéro récent de Socialter.

 

Personnellement je revendique une approche intersectionnelle pour penser les écoféminismes. La diversité des pensées fait la force de ces mouvements. Toutes les pratiques qui font se rejoindre les écoféminismes m’intéressent : les expérimentations artistiques, la visibilisation des corps et des émotions, les occupations et blocages ou la désobéissance civile.

 

« Toutes ces subjectivités, en résistance à aux oppressions du patriarcat et du capitalisme, interrogent nos façons d’appréhender le monde vivant, enrichissent nos manières de penser. »

Pourquoi s’intéresse-t-on aujourd’hui à l’écoféminisme en France ?

 

Nous avons l’impression de découvrir l’écoféminisme. En réalité, depuis sa théorisation dans les années 1970s, ces mouvements poursuivent leur évolution en France et à l’étranger. On parle insuffisamment des militantes actives qui s’engagent depuis de nombreuses années pour développer cette pensée, comme Starhawk, Silvia Federici ou Vandana Shiva. Cette dernière est une activiste indienne mondialement renommée, porte-parole du mouvement indien Chipko qui protesta contre la déforestation. Elle est agrosemencière et fondatrice d’un sanctuaire de la biodiversité sauvage. Récemment, en 2018, à Johannesburg, un réseau d’une centaine de femmes africaines animait la rencontre « Vivre le futur aujourd’hui », inspirée de réflexions ouvertement écoféministes. La planète tourne et le monde bouge plus vite que nos consciences occidentales.

 

Justement, quels sont les enjeux actuels pour le mouvement écoféministe ?

 

Il faut maintenir notre vigilance pour que les femmes existent sur la scène politique, dans les espaces publics, dans les prises de paroles… Nous devons continuer à occuper l’espace, éduquer nos enfants dans un esprit non genré, former les personnels à l’écologie citoyenne et aux questions de genre…

 

En France, il y a une médiatisation sans précédent de l’écoféminisme, y compris grâce aux candidatures de Sandrine Rousseau et Delphine Batho lors des primaires du parti écologiste. Paradoxalement, cette médiatisation ne s’accompagne d’aucune victoire politique pour le moment, et elle fait aussi courir trois risques au mouvement.

 

D’abord, vouloir faire de l’écoféminisme un sujet pop ou fashion, c’est risquer de le vider de son contenu subversif. Encourager, ensuite, une certaine tendance à intellectualiser une pensée écoféministe au risque d’en faire un sujet – alors qu’en réalité cette réflexion, qui associe le bien être du monde vivant et le respect des êtres humains, est très accessible et déjà existante en pratique dans différents  milieux, militants ou non. Tenter, enfin, de réduire l’écoféminisme à une approche essentialiste (« les femmes seraient femmes par nature et donc naturellement plus concernées ») qui n’a rien à voir avec la diversité de ce mouvement tel qu’il se manifeste, à de rares exceptions près.

 

Propos recueillis par Manon Aubel

 

Pour aller plus loin :

« Analyser le double asservissement des femmes et de la nature » Sandrine Roudaut & Pascale d’Erm – lire l’interview
Une charte égalité FH portée par des candidat·es aux régionales ! – lire l’article 
[Empowerment] Inscrire le féminisme dans l’histoire et se documenter – lire l’article 

Ressources recommandées par Les Fameuses : 

Un podcast : Un podcast à soi (ARTE) – écoféminisme 

Un festival : Après la pluie

Un livre : Etre écoféministe, de Jeanne Burgart-Goutal