ET APRÈS ? L’épidémie mondiale de Covid-19 est l’occasion d’interroger l’articulation de plus en plus souvent avancée entre féminisme et écologie. Interview croisée avec deux militantes écoféministes…
…Sandrine Roudaut, co-fondatrice des éditions La Mer Salée, autrice d’Utopie, mode d’emploi et Les Suspendu(e)s, membre des Fameuses et Pascale d’Erm, journaliste, autrice de Soeurs en écologie (Ed. La Mer Salée) et du film Natura, comment la nature nous soigne et nous rend plus heureux (LLL).
« Analyser le double asservissement des femmes et de la nature et y voir une cause commune : le patriarcat capitaliste » – Pascale d’Erm
Pouvez-vous nous expliquer votre définition de l’écoféminisme ?
Pascale d’Erm : Ce mot est né sous la plume d’une Française, Françoise d’Eaubonne dans les années 1970s, mais l’écoféminisme s’est surtout développé dans les années 1980s par des militantes écologistes, féministes, pacifistes, et anti-nucléaires. Son intérêt est d’analyser le double asservissement des femmes et de la nature et d’y voir une cause commune : le patriarcat capitaliste. Il en découle des propositions alternatives pour un nouveau modèle social, politique et économique. C’est un mouvement pluriel, contextualisé selon les régions du monde, plus culturel dans les pays développés, plus social ailleurs, avec une dimension spirituelle importante. Ce qui me paraît fondamental dans ce mouvement, c’est de relier écologie, lutte pour l’égalité, justice sociale et une pensée non dualiste réconciliant raison et émotion, corps et esprit, pensée et intuition.
« En oubliant les singularités féminines et en coupant nos liens avec la nature, nous nous mutilons » – Sandrine Roudaut
Sandrine Roudaut : Selon moi, l’écoféminisme réconcilie le meilleur de l’écologie, du féminisme et ce que on appelle le « féminin sacré », une forme de spiritualité. Ma cause première est la protection du vivant et l’invention d’un autre monde. Avant de rencontrer l’écoféminisme, je voyais le féminisme comme une bataille pour accéder aux mêmes avantages que les hommes. Or l’égalité dans un monde mortifère, acquérir un même pouvoir arrogant je n’en veux pas. Je crois à une différence du féminin, une vision singulière, liée à une expérience de vie des femmes forcément différente. Je ne comprends pas que certaines féministes critiquent l’allaitement par exemple. En quoi le biberon, injonction de la société de consommation, est-il féministe ? Pour moi, en oubliant les singularités féminines et en coupant nos liens avec la nature, nous nous mutilons. Le livre de Pascale – Soeurs en écologie – a été une véritable prise de conscience féministe. Je suis devenue féministe par cette vision écoféministe plus ample.
« L’expérience de l’écoféminisme passe par une plus grande écoute de nos corps, de nos émotions qui nous permet de nous réapproprier ce qui nous lie au vivant » – Pascale d’Erm
Pascale d’Erm : Il est important de bien comprendre qu’être femme et écologiste ne fait pas de vous une écoféministe ! Ce livre a été pour moi le résultat de dix années de recherches et de rencontres autour de la notion de sororité. Cela n’a pas été simple : certaines féministes m’ont accusée d’être essentialiste, de renvoyer les femmes à leur nature biologique. Pourtant, selon moi, l’écoféminisme, va au-delà de la biologie et du genre. La confusion provient de ce mot « nature ». J’entends par nature, le monde vivant et non le genre biologique puisque les hommes sont également capables de cette sensibilité. L’expérience de l’écoféminisme passe par une plus grande écoute de nos corps, de nos émotions qui nous permet de nous réapproprier ce qui nous lie au vivant, dans nos lieux de vie, dans notre alimentation… Cette approche m’a parue plus cohérente. Si les manifestations de ce courant sont très variées, on peut dire que les écoféministes ont été les premières à analyser le lien entre les ravages du capitalisme patriarcal et l’oppression des femmes. J’observe aussi que les jeunes générations de féministes, entre 25 et 35 ans, ont beaucoup moins d’hésitations à faire ce lien.
Sandrine Roudaut : Je suis particulièrement frappée par les mobilisations transversales de femmes, qui dépassent les clivages habituels des partis, pour former des alliances spontanées en faveur de causes justes. On voit que le monde d’hier et ses lobbys profitent de la situation pour réclamer un retour en arrière sur les exigences écologiques, face à cela des entreprises défendent la poursuite des efforts écologiques, cela oblige tout le monde à prendre parti, c’est une bonne chose. De nombreuses initiatives sont encourageantes, je pense par exemple à ces étudiant.e.s du Master Ville et décroissance de Sciences Po, que j’avais rencontré.e.s, et qui exigent de faire évoluer leur programme. C’est une petite initiative que je trouve juste et symptomatique de la maturité avec laquelle les jeunes générations abordent la situation.
« Le monde actuel n’est plus vivable car il porte atteinte aux droits et aux conditions de vie des plus faibles, et parmi ceux-ci, les femmes sont particulièrement représentées » – Pascale d’Erm
Comment analyser la crise actuelle du Covid-19 à travers l’écoféminisme?
Pascale d’Erm : Le monde actuel n’est plus vivable car il porte atteinte aux droits et aux conditions de vie des plus faibles, et parmi ceux-ci, les femmes sont particulièrement représentées. L’analyse écoféministe sur la crise en cours est particulièrement révélatrice. Elle confirme d’abord l’idée que les femmes (aide soignantes, infirmières, auxiliaires de vie, femmes de ménages, caissières, …) sont “en première ligne”, une expression consacrée de l’écoféminisme qui l’utilise aussi pour la position des femmes déjà aux prises sur le terrain avec les dérèglements climatiques (sols secs et infertiles, dégradations et pollutions des eaux, de l’air, etc). Dans la démarche écoféministe, il est important de prendre le temps de ressentir la transformation que nous traversons, à travers des moments de silence et d’introspection. C’est peut-être pour cette raison que de nombreux.ses écoféministes n’ont ressenti aucune urgence à réagir. Or il est crucial de reconnaître l’expérience des femmes dans les mois à venir, de lutter contre les injustices et de revaloriser leurs métiers, notamment dans le soin et la santé.
Sandrine Roudaut : La presse a décelé un point commun entre les sept pays qui géraient le mieux le Covid : ils ont des femmes à leur tête. Ce point commun ne s’arrête pas à leur sexe. Elles sont toutes forcément douées, courageuses et convaincues (pas simple d’arriver là-haut quand tu es nulle en plus d’être une femme, tout à fait jouable pour un homme incompétent, triste réalité). En outre elles semblent de tendance humaniste et écolo, écoféministes donc (chez les chefs d’état hommes la plupart sont ultra capitalistes et/ou fascistes, c’est le monde d’hier qui se raidit au lieu d’accueillir et agir). Dans mes conférences à des dirigeant.es j’observe une attitude plus libre, prête à être bousculée, quand il y a des femmes dans l’assemblée. La parole change, celle des autres hommes également, comme un rééquilibrage de nos deux polarités. Mais pour la première fois sept femmes chefs d’état se démarquent. Étudions ce qu’elles font, comment et ce qui les anime !
« Un nouveau rapport au pouvoir, une plus grande écoute de nos corps, de nos émotions et autant de secteurs à réinventer, sur un plan politique » – Pascale d’Erm
Que proposent les écoféminisme comme projet nécessaire pour les mois à venir, quelles solutions mettre en œuvre ?
Pascale d’Erm : La crise actuelle démontre que la santé, le care, (prendre soin, prêter attention à), au cœur de la pensée écoféministe, est une valeur clé du monde à reconstruire. Nous prenons conscience de notre vulnérabilité d’être humain que nous devons accepter pour apporter des réponses justes et durables. Le care doit devenir la sève de toutes les décisions politiques à venir. Notre espoir est que le monde qui vient puisse entendre l’appel au soin planétaire, comme valeur fondatrice de notre projet de société. Cela induit un nouveau rapport au pouvoir, une plus grande écoute de nos corps, de nos émotions et autant de secteurs à réinventer, sur un plan politique (alimentation mobilité, soins, solidarité) dans un esprit de réconciliation au-delà des genres. Car les valeurs portées par l’écoféminisme ne sont surtout pas l’apanage des femmes, surtout pas.
« L’époque nous exhorte à faire des choix. Il y a une radicalité déterminée et joyeuse que j’observe chez des jeunes femmes, dans leurs actions politiques, universitaires ou entrepreneuriales. Beaucoup parlent d’écoféminisme » – Sandrine Roudaut
Sandrine Roudaut : Les lobbys profitent de la situation pour réclamer un retour en arrière sur les exigences écologiques et sociales. A l’inverse des hommes et des femmes défendent un autre monde, cela oblige tout le monde à prendre parti. L’époque nous exhorte à faire des choix. Il y a une radicalité déterminée et joyeuse que j’observe chez des jeunes femmes, dans leurs actions politiques, universitaires ou entrepreneuriales. Beaucoup parlent d’écoféminisme. Ce n’est pas une idéologie rigide, c’est une façon nouvelle d’être au monde, des valeurs qui résonnent pour un certain nombre de nous. En cela c’est une voie porteuse parce qu’elle transcende les oppositions habituelles, c’est une nouvelle histoire. Et elle fait vibrer notre être entier, femme, concernée, habitante de cette terre.
Propos recueillis par Manon Aubel pour Les Fameuses
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