ET APRÈS ? L’épidémie mondiale de Covid-19 a révélé que les femmes étaient majoritairement « au front ». Caissières, auxiliaires de vie en Ehpad, infirmières… tiennent le pays. Du même coup, ce sont les inégalités professionnelles entre hommes et femmes, qui sont mises sur le devant de la scène. Entretien avec…

 

…Séverine Lemière économiste, maîtresse de conférences à l’Université de Paris. Elle devait intervenir à la 7e édition du Printemps des Fameuses.  Le 18 avril dernier, elle signait, avec plusieurs chercheur·euses et représentant·es syndicaux, une tribune dans Le Monde, qui fut suivie d’une pétition demandant la revalorisation des emplois et carrières à prédominance féminine. Elle revient sur ce combat et sur la crise que nous vivons.

 

La crise actuelle révèle le rôle des femmes et les inégalités professionnelles qu’elles subissent. Beaucoup de professions se sont mobilisées pour demander une revalorisation des salaires et de meilleures conditions de travail, parfois même avant la crise…

 

En effet l’hôpital, et les infirmières particulièrement, sont régulièrement en grève. C’était encore le cas il y a quelques mois. Idem pour les aides-soignantes dans les Ehpad ou les auxiliaires de vie. Il y a eu de grandes luttes qui n’ont pas été entendues. Si ces métiers étaient plus reconnus il y aurait aussi moins de pénurie de main d’œuvre dans ces métiers qui peinent à recruter.

 

« Soigner une personne qui n’est pas sa famille, éduquer des enfants qui ne sont pas les siens, a trait au professionnel, ce n’est pas juste de l’empathie naturelle »

 

Peut-on dire que c’est une question de valeur accordée à certaines compétences ?

 

Les métiers féminisés sont statistiquement majoritairement occupés par des femmes (les infirmières sont à plus de 87% des femmes, elles sont 90 % chez les aides-soignantes, 75 % dans le personnel de ménage, une majorité parmi les travailleur·ses sociaux·les aussi…). Mais les métiers féminisés sont aussi des métiers « de femmes » dans l’imaginaire collectif. On les associe à des qualités qui seraient « féminines », liées à une soi-disant “nature féminine”. Notamment parce qu’ils sont dans le prolongement de l’activité domestique et familiale. Il s’agit de soigner, d’assister, d’écouter, d’éduquer, bref, tout un tas de compétences qui sont présumées innées chez les femmes. A partir du moment où on attribue ces compétences à des qualités naturelles, on retire leurs spécificités professionnelles. C’est le piège. Soigner une personne qui n’est pas sa famille, éduquer des enfants qui ne sont pas les siens, a trait au professionnel, ce n’est pas juste de l’empathie naturelle. Si on retire la technicité et le caractère professionnel de ces compétences, forcément ça joue sur le niveau de salaire. Tout ça reboucle avec la revendication actuelle des couturières et leur travail gratuit.

 

Justement, en avril vous avez appelé dans une tribune au Monde à une revalorisation des emplois et carrières à prédominance féminine…

 

La crise sanitaire a mis en évidence les compétences professionnelles de métiers très fortement féminisés. Ces métiers existaient avant la crise, tout comme l’enjeu de leur reconnaissance salariale. Simplement, la période de crise sanitaire a mis en lumière l’importance de ces compétences professionnelles. Donc l’enjeu de l’après crise est de concrétiser la revalorisation de ces métiers. Néanmoins Il y a toujours le risque qu’une fois qu’on sera sorti du confinement, les enjeux économiques soient tels que, encore une fois, la valorisation des métiers féminisés, leur juste revalorisation salariale, passe à la trappe et soient relayées au second plan. Il faut que ça reste une priorité, c’est tout l’enjeu de cette pétition.

 

« En tant qu’employeur, l’Etat a le pouvoir d’impulser cet exercice de comparaison d’emplois et de revalorisation des métiers féminisés de la fonction publique. Il peut aussi intervenir plus indirectement : il finance, subventionne, certains secteurs d’activités »

 

Concrètement, que souhaitez-vous voir mis en place pour l’après covid ?

 

Ça passe par l’ouverture de négociations collectives avec les partenaires sociaux (organisations syndicales salariées et organisations patronales). L’Etat peut impulser cette revalorisation collective ou demander qu’il y ait des exercices de comparaison des emplois. Ce n’est pas simple car revaloriser des métiers très féminisés signifie augmenter la masse salariale, ce qui aura des conséquences budgétaires. En tant qu’employeur, l’Etat a le pouvoir d’impulser cet exercice de comparaison d’emplois et de revalorisation des métiers féminisés de la fonction publique. Ici on demande à l’Etat de respecter le principe juridique de l’égalité salariale. Pas plus.

Il peut aussi intervenir plus indirectement : il finance, subventionne, certains secteurs d’activités, notamment tous les services à la personne, les aides à domicile, les aides ménagères. Par exemple, les allocations à la perte d’autonomie servent, en partie, à rémunérer les aides à domicile. Si on revalorise l’aide aux seniors, aux personnes dépendantes, c’est un moyen d’améliorer la qualité de ces emplois et leur reconnaissance salariale.

 

« Au départ, il y a le principe d’égalité salariale. Celui-ci se pose en deux temps : d’abord la notion instaurant “à travail égal, salaire égal”. Depuis 1972, ce principe a été enrichi et aujourd’hui on dit “un salaire égal pour travail de valeur égale” »

 

Qu’entendez-vous par « comparaison des emplois, dans une démarche d’égalité salariale entre femmes et hommes » ?

Au départ, il y a le principe d’égalité salariale. Celui-ci se pose en deux temps : d’abord la notion instaurant “à travail égal, salaire égal”. Ça c’est ce que le grand public connaît, ça s’adresse à tout le monde, entre hommes, entre femmes, entre femmes et hommes.

Depuis 1972, ce principe a été enrichi, l’égalité salariale signifie aussi “un salaire égal pour travail de valeur égale”. Là, ça devient intéressant car on sait qu’il persiste sur le marché du travail une ségrégation professionnelle. C’est-à-dire que les hommes et les femmes n’occupent pas encore complètement les mêmes métiers. Il y a en fait très peu de métiers totalement mixtes. Et donc, mettre en œuvre “à travail égal, salaire égal” devient extrêmement complexe car il y a très peu de cas où femmes et hommes sont dans exactement la même situation. Dès 1972, le législateur avait intuité cette situation. L’idée c’est que l’égalité salariale doit aussi s’imposer pour des emplois différents mais de valeur égale. Ce qui permet de comparer des emplois différents, potentiellement très féminisés d’un côté et très masculinisés de l’autre. C’est un principe qui est très mal connu, très peu mobilisé.

« Dans la loi Roudy, la première grande loi sur l’égalité professionnelle de 1983, 4 critères mesurent la valeur égale des emplois »

 

Comment faire pour calculer cette valeur ?

 

Dans la loi Roudy, la première grande loi sur l’égalité professionnelle de 1983, 4 critères mesurent la valeur égale des emplois. La loi évoque un ensemble comparable de connaissances (niveau de diplôme, de formation), un ensemble comparable de capacités professionnelles (des savoir-faire, des pratiques professionnelles liés à l’expérience…), un ensemble comparable de responsabilités, un ensemble comparable de charge physique et nerveuse.

 

Et dans les faits, ces critères ne sont pas utilisés ?

 

Les entreprises et les branches évaluent déjà les emplois pour faire les grilles de classification professionnelle, notamment pour déterminer les niveaux des salaires de base. Ma consoeur Rachel Silvera et moi avons publié en 2013 un guide publié par le Défenseur des Droits qui montre que, dans les grilles de classification des emplois, certains critères sont sous-évalués, sous-cotés, pour les métiers très féminisés. Exemple : vous pouvez avoir des grilles où, à niveau de diplôme égal, les diplômes tertiaire ou du social sont moins bien reconnus que certains diplômes techniques, industriels ou informatiques.

La question des responsabilités est également intéressante. Plusieurs méthodes d’évaluation valorisent principalement les responsabilités d’encadrement ou des responsabilités budgétaires et n’intègrent pas toutes les responsabilités envers les personnes fragiles ou les responsabilités de coordination, sans rapports hiérarchiques. Bref, des caractéristiques qu’on retrouve plus dans les métiers féminisés. Egalement, le relationnel n’est pas intégré comme une technique. Pourtant le relationnel est très technique, il n’y a rien d’intuitif là-dedans ! La relation d’écoute, d’aide, d’adaptation à des interlocuteurs… tout ça, ce sont en fait des compétences techniques qui ne sont pas reconnues. Il y a donc des biais discriminants envers les métiers très féminisés et une sous valorisation des compétences de ces métiers féminisés.

 

Une solution pour que ces grilles soient appliquées plus égalitairement ?

 

Il faut corriger les biais de discrimination, on dit qu’il faut “chausser les lunettes du genre”, et ne pas hésiter à comparer les emplois, ce qu’on ne fait pas du tout en France. Certains combats ont payé. Par exemple, il y a quelques années en Suisse, les infirmières du canton de Genève ont demandé l’égalité salariale en se comparant aux gendarmes du canton de Genève. Dans la grille de salaire, elles étaient deux niveaux en dessous et après un travail de comparaison du niveau de diplôme, de responsabilité, de capacités professionnelles, de conditions de travail etc., elles ont obtenu gain de cause. Le métier a été repositionné au niveau des gendarmes.

 

Pensez-vous qu’il faille une revalorisation sociale, au-delà de la revalorisation salariale ?

 

Nous notre propos, c’est la revalorisation salariale en insistant sur le cadre légal existant, c’est-à-dire la loi de 1972 et celle de 1983. Déjà appliquons réellement les principes d’égalité salariale ! Parallèlement à ça, il y a le sujet de la reconnaissance sociale des métiers et la crise sanitaire que l’on vit actuellement porte ça. Ces métiers qui sont en première ligne ont une utilité sociale très importante pour la société. Pour moi c’est une deuxième réflexion qui est plus large et qui questionne l’échelle des valeurs de notre société et interroge nos choix d’investissement dans des secteurs d’activité utiles socialement, écologiquement. C’est un défi majeur et sociétal. Mais si déjà on pouvait enfin appliquer l’égalité salariale entre femmes et hommes et reconnaitre à leur juste valeur professionnelle les métiers féminisés !

Pour aller plus loin : 
Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine (source défenseur des droits – 2013)
Pétition L’après Covid-19 : Revalorisez les emplois féminisés !

 


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Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po, entretien de conclusion